Reportage

«On n’est rien sans vous, les patients» : à Marseille, les soignants de l’AP-HM se racontent sur scène

Cette pièce coécrite et interprétée par les personnels hospitaliers est un projet collectif qui leur permet de «dédramatiser» leur quotidien, de prendre le temps et d’esquisser leur hôpital futur.

par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille

publié le 22 mai 2025 à 12h31

Le projet joué au Théâtre national de la Criée à Marseille et pensé par Geneviève Flaven concerne les soignants, mais pas les médecins. (Patrick Gherdoussi/Libération)

Acte I, lumières du soleil levant. Un chariot de ménage en croise un autre, dédié aux soins. Des potences à perfusions sont tirées par des personnages affairés dans des couloirs imaginaires. L’une d’eux, nouvelle dans le service, se perd dans les numéros de portes, fermées ou pas. L’ascenseur est bloqué, il faut grimper trois étages. «Eh oui minot, lance un nouveau narrateur. Marseille, c’est système D, nous faisons ce que nous pouvons, et depuis longtemps.» Une femme après lui explique qu’une dame pleure sur un banc : «Je lui souris, elle me sourit, j’ai gagné ma journée. On n’est rien sans vous, les patients.»

L’hôpital Nord se réveille sur la scène du Théâtre national de la Criée : ce mercredi 21 mai après-midi, une vingtaine de personnes, tous soignants de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM), répètent en situation le texte du spectacle qui les raconte.

Le projet 99 Soignant·es est une pièce coécrite et interprétée par les personnels hospitaliers de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (ici, le 21 mai). (Patrick Gherdoussi/Libération)

«Que savons-nous réellement du vécu de ceux qui nous soignent ? Que connaissons-nous de leur engagement et de leurs réflexions sur le travail du soin et l’avenir du système de santé ?» C’est ce que le projet 99 Soignant·es veut explorer, à travers une pièce coécrite et interprétée par les personnels hospitaliers : infirmiers, aides-soignants, mais aussi psychologues, diététiciennes, agents d’entretien… Ils sont une cinquantaine à se préparer depuis six mois à l’exercice de la scène, sous la direction artistique de Geneviève Flaven.

«Zones abandonnées»

C’est un ami professeur de médecine qui, post-crise du Covid, donne l’idée à l’autrice et metteuse en scène de s’intéresser au quotidien en surchauffe des soignants de l’hôpital. Depuis 2015, la Niçoise a déjà créé une quinzaine de «pièces polyphoniques» montées dans plusieurs pays et en France, des «projets 99» – pour le nombre de participants qu’elle cherche à réunir – inspirés des récits de vie de collectifs divers, des femmes rurales au Maroc aux salariés de l’ancienne usine Renault de Flins.

Se confronter à l’imposante machine de l’AP-HM n’est pas chose aisée, «mais l’accueil a été positif», confie Geneviève Flaven. Il a fallu régler les questions logistiques, définir les professions concernées par le projet – les soignants, mais pas les médecins –, faire en sorte que les temps d’écriture et de répétitions soient pris en charge dans leur temps de travail, via les comptes formation et ensuite embarquer la Criée, qui coproduit le projet.

Les volontaires se sont d’abord retrouvés en janvier dernier pour deux mois d’atelier d’écriture. «Les participants viennent avec leurs souvenirs, et on leur propose des formes créatives pour travailler, raconte Geneviève Flaven. Là, par exemple, ils ont travaillé sur l’espace dans l’hôpital, les couloirs, les zones abandonnées, mais aussi sur les relations d’équipe, la pratique du soin, ont aussi fait une projection sur l’avenir, ont évoqué leurs objets du quotidien, comme le chariot qui revient beaucoup… A travers cela, on apprend à connaître leurs métiers et les problématiques qui vont avec.»

«On veut que [les soignants] nous sauvent de tout et eux ont du mal à dire que ce n’est pas possible. C’est ce que la pièce raconte : cet idéal est trompeur et crée cette tension irrésolue», explique la metteuse en scène Geneviève Flaven (ici le 21 mai). (Patrick Gherdoussi/Libération)

«Tension irrésolue»

A partir de cette matière vivante, l’équipe créative qui l’accompagne tisse un récit collectif, composé de monologues courts et anonymisés pour que la parole soit libre, chaque participant lisant le texte d’un autre, s’en faisant le porte-parole. C’est lors de ce tricotage qu’émergent «des enjeux un peu masqués», confie Geneviève Flaven : «Dans ce cas, la ligne de fracture de la pièce, ce sont ces soignants qui sont au croisement de toutes les attentes : celles de l’hôpital, qui veut qu’ils soient performants, efficaces, et celles de la société qui les veut bienveillants, héroïques. Bien sûr, il est question de la crise, du manque de moyens dans l’institution, mais ce qu’on ne voit pas, ce sont nos attentes à nous, société. On veut qu’ils nous sauvent de tout et eux ont du mal à dire que ce n’est pas possible. C’est ce que la pièce raconte : cet idéal est trompeur et crée cette tension irrésolue.»

Des apprentis acteurs émergent des monologues drôles ou touchants, des chorégraphies reproduisant les gestes invisibles du quotidien (ici le 21 mai). (Patrick Gherdoussi/Libération)

Après six mois de travail, ce mercredi, c’est l’heure des dernières répétitions au théâtre. Du groupe qui occupe la scène émergent les monologues, drôles ou touchants, les chorégraphies s’enchaînent, reproduisant les mille petits gestes invisibles du quotidien, techniques ou administratifs : se laver les mains, intuber un patient, compresse, ciseaux, lever les gants, envoyer un mail… Les soignants sautent des temps d’urgence aux temps de repos, interpellent les patients – «si vous saviez à quel point on vous ressemble…» et esquissent à haute voix leur hôpital futur, où «il y aura du mieux être, du moins souffrir». «Du temps, tout simplement, tant qu’il est encore temps», suggère l’un d’eux.

Répétition au Théâtre de la Criée, à Marseille, le 21 mai. (Patrick Gherdoussi/Libération)

A deux jours du spectacle, le filage est encore un peu brouillon et les artistes qui les encadrent ont les yeux partout : amplifier les déplacements, projeter la voix, ralentir les mouvements… «Notre quotidien, c’est efficacité, rigueur et là, ça change, sourit Alexandre, infirmier en neurologie. C’est parfois compliqué : on n’a pas l’habitude d’avoir le temps.» L’expérience lui aura surtout permis de «dédramatiser» son quotidien en confrontant ses expériences avec celles de confrères d’autres services, jamais croisés jusqu’ici. «J’ai été surprise d’entendre à quel point les récits des autres nous parlent, souligne Aurélie, diététicienne en pédiatrie. J’ai aussi aimé l’effet bulle d’air : ce matin, trois bébés secoués sont arrivés en pédiatrie… Dans ces moments-là, sortir et être ici, ça nous fait du bien.» Ni elle ni aucun des participants sondés ne se diagnostiquent le moindre trac. Les deux représentations, programmées ce vendredi 23 et samedi 24 mai, affichent pourtant complet.

99 Soignant·es, mise en scène de Geneviève Flaven – le Projet 99, 23 et 24 mai à La Criée, Marseille, à 20 heures. 1 h 25.

© Libération 2025

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